Zechuro

Zechuro

Il était noir. Il perlait de sueur. Son marcel laissait apercevoir ses muscles saillants. L’homme aux mille sourires. White. Les dents blanches sur la peau noire.
C’était l’homme de main de papa. Mon père possédait un ranch. C’était son chauffeur. Son rire résonnait jusque sur les collines d’Algérie. Son rire résonnait comme un écho, avec un aller-retour long, très long, aussi long que le voyage d’un rossignol, des pays froids jusqu’aux pays chauds. C’était l’Amérique. Le chapeau de cow-boy. Les éperons sur ses santiags de camarguais. C’était la Provence. C’était l’allure vitale. Je me réchauffais de sa présence.

Un jour, papa - j’étais une petite fille - , lui demanda de monter Strange, une belle jument couleur de châtaigne. Zechuro était très fier. C’était une nouvelle responsabilité que de mener les vaches aux pâturages. Strange était une jument au caractère bien trempé, ses grandes babines, qui frémissaient souvent, laissaient apparaître de grandes dents.
Zechuro alla garder le troupeau. Je me souviens de ce matin où papa lui avait confié Strange. C’était la plus dure des juments à diriger, la plus hautaine. Elle prenait, montée par ce beau noir, une allure insensée.
Je le revois, sur elle, tous deux ne formant plus qu’un. Avec ce pantalon marron moulant que portent les cavaliers. Il était là, avec son chapeau, riant au vent, riant aux alizés. Il était là, joyeux, droit comme un I, et moi, petite fille, j’aurais voulu connaître cet espoir dont il était imprégné. Les bestioles qui aiment tant s’accrocher aux chevaux, emprisonnaient la lumière, et l’on eût dit des lucioles voletant autour de lui. Il rayonnait, le soleil se levait dans son dos. La couleur du ciel, aux teintes claires, bleues et rosées, témoignait de l’air frais et matinal de la Camargue.
Il était.
Il partit ce matin-là, plein de grâce. Il revint, le soir. Mais ce n’était plus lui.
Il revint sur un brancard, le grand noir américain ; il revint perdu comme un nouveau-né. Strange l’avait éjecté. Elle était surtout garce, cette jument. Je l’aurais volontiers rouée de coups. Je lui aurais avec délectation tordu le cou.

Ce soir-là, j’en voulais à la Terre entière. Mon beau rêve américain s’écroulait. J’étais jeune à cette époque. Je dus intégrer l’école. J’avais trois ans. Et je commençai à oublier Zechuro, qui avait été licencié, car, malade, il ne servait plus à papa.

Les cours succédèrent au temps des cerises et à celui des blés. L’accident de Zechuro restait ancré dans ma mémoire. Je grandissais en âge et en beauté. Mon père, heureux, me voyait réussir examens après examens.
        Et puis, j’eus dix-sept ans. Je passai mon baccalauréat et l’eus avec mention Très Bien. J’étais la plus heureuse des filles-à-papa. Pendant toute une nuit, nous fîmes la fête. Mes parents, divorcés, se réunirent pour l’occasion. Papi et Bonne-Maman, Grand-Père et Grand-Mère furent aussi de la partie.
Je touchais pour la première fois au doux goût du champagne. Une famille fêtarde, voilà de quoi j’étais issue. Des parents riches, pour qui l’argent est l’essence de la vie. Mon instinct me dit de m’enfuir à la ville. J’y passai un an. Mais mon père, et son ranch, me manquaient. Pourtant, la maison de mon père retrouvée, je n’en fus pas pour autant plus heureuse : je devins lasse, comme après une longue bataille. Mon père sentit mon malaise. Il me proposa de reprendre le ranch. Et moi, je repensai à Zechuro. A cet homme en pleine force de l’âge à qui j’avais donné mon âme de petite fille.
           
       Je repensai à la façon malhonnête dont il avait été remercié. Lui si fier de savoir monter à cheval. Lui si doux avec moi. Me montrant, et les rênes, et comment se tenir sur le grand animal.
Non, je n’aimais pas la façon dont mon père s’était débarrassé de lui. Depuis Strange, je n’aimais pas les chevaux.

Je hurlai à mon père ma haine des chevaux, ma haine de sa fascination pour l’argent, ma haine face à ce que j’interprétais comme du racisme, quant à Zechuro et à son renvoi.

    Un soir que je montai une jument extrêmement récalcitrante, dans les terres camarguaises, et que comme à l’habituée, je cravachais la bête à la moindre erreur, l’animal me désarçonna. Je tombai la tête la première. Je ne pouvais plus bouger mes jambes. Fracture à la colonne, j’en étais persuadée. Je me dis, ma dernière heure a sonné, et personne n’est là pour m’écouter. Je pensai à Zechuro et à ce qu’il avait dû éprouver ce fameux jour, il y a vingt ans, le jour où cette saleté de Strange lui avait joué le même sale tour.

      J’étais perdue au milieu des terres. Quoique pas vraiment perdue : la jument resta à mes côtés, tout au long de la nuit, malgré le rude traitement que je lui avais infligé.

          J’étais comme un enfant sans défense devant elle. Le matin, elle me réveilla avec mille petites attentions. Soudain, j’entendis les vagues au lointain et devinai ce ciel matinal camarguais, si particulier. Le bleu pâle, le rose et le doré. Je repensai à Zechuro, ce matin-là, à cette grâce qui m’avait touchée, le bonheur de Zechuro. Et, tout en caressant doucement le museau couché sur mon épaule, je réalisai que je devais me préparer à des heures bien douloureuses - je resterais peut-être handicapée - mais aussi que je l’avais enfin retrouvé, mon rêve américain.

Catherine Balaÿ

Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

Dans les yeux d'Adèle Chochard - Le nouveau roman de la suite à facettes de Vincent Germani

Un nouveau roman de Pascal Cuvelier au titre énigmatique et drôle

Une nouvelle auteure chez abribus : Yan Bassett