LE CORRIDOR
L'escalier qui mène à l'étage débouche sur un corridor.
Lequel
s'étend sur la droite seulement : à votre gauche vous ne
trouverez qu'un cul-de-sac, espace carré, borgne, qui ne sert à
rien. À terre, sur le plancher en bois poli, un tapis rond fait de
corde tressée. Sur le tapis, une petite table ronde avec rien du
tout dessus. Il n'y a pas d'autre meuble, même pas de chaises. Pas
de fenêtre non plus.
Personne n'y
va jamais, dans cet espace qui ne sert à rien. Si vous y allez, vous
verrez que vous vous y ennuierez très vite, en quelques secondes :
c'est un propriété particulière de cet endroit-là, que de
susciter un ennui quasi instantané.
Aussi je
gage que vous n'y resterez pas, et que vous vous risquerez dans le
corridor, le cœur un peu serré, à pas précautionneux.
Le plancher a la
couleur brune des vieilles choses et il craque un peu. À droite
trois portes. À gauche du couloir, trois portes aussi, qui font face
à celles de gauche. Au bout, tout au bout, une fenêtre. Comme elle
paraît lointaine cette fenêtre ! Je me suis toujours demandé
quel effet d'optique la fait
paraître si petite, si incertaine tout au bout du couloir sombre.
Car après tout, de dehors la maison ne paraît pas si vaste que ça !
En tout cas pas au point que le couloir qui la traverse puisse être
réellement si long.
Pourtant,
c'est vrai qu'il faut un bon moment, bien cinq minutes, au bas mot,
pour parcourir le couloir d'un bout à l'autre. Même d'un bon pas !
Je vous accorde que la première fois, on n'a pas envie d'aller très
vite. On a trop peur des grincements du plancher. Car au début vous
croirez qu'il grince quand vous marchez dessus, or vous ne tenez pas
à déranger ceux qui habitent là. Mais vous vous apercevrez vite
qu'en réalité il grince tout seul, qu’il entretient avec lui-même
une conversation chuintante, d'un endroit à l'autre de lui-même.
Vous ne pourrez rien en comprendre et vous vous demanderez si c'est
de vous qu'il parle, contre vous qu'il se met en garde lui-même ;
à moins qu'il n'alerte les murs ou allez savoir quoi qui s'y cache.
Dit-il du mal de vous ou bien retourne-t-il dans les méandres de sa
pensée tortueuse des projets troubles à votre égard ?
Voilà
des questions qui ne facilitent pas la digestion.
Alors
peut-être hâterez-vous le pas, sous la lumière jaunâtre qui tombe
des lampes suspendues au plafond. Levez la tête ! Vous les
verrez, régulièrement espacées, ampoules blêmes sous leurs
abat-jour en toile de jute. Ne les comptez pas : il y en a trop,
bien trop pour la pauvre lumière qui arrive jusqu'à vous, dessinant
des halos aux contours flous sur le sol.
Regardez
plutôt les murs, revêtus de papier peint d'un vert fané vermiculé
de linéaments bistres. Mais bien sûr vous ne jetterez aux murs
qu'un coup d’œil : vous ne voulez pas savoir si les
mouvements reptoïdes que votre regard a cru capter sur le mur sont
le fruit de votre imagination, d'un effet de balancement de la
lumière, ou bien vraiment ceux des filaments brunâtres en train de
remuer et de s’entrelacer.
Vous
voilà heureux de vous trouver devant une porte. Ou plutôt deux
portes : une à votre droite, une à votre gauche. Exactement en
face l'une de l'autre. Peintes en gris. En bois peut-être ;
mais pour le vérifier il faudrait y frapper, et vous n'avez pas
envie de le faire : quelque crainte... Les boutons de porte sont
ovales, en porcelaine blanche, pas très propres. Si vous osiez les
toucher, (mais vous ne le ferez pas, en tout cas pas encore, pas
aujourd’hui), vous constateriez qu'elles sont froides, ces
poignées. Très froides. Et pourtant vous percevriez des petits
chocs contre votre paume : quelque chose cogne et remue à
l’intérieur de ces masses que vous aviez crues inertes.
Ces
portes mènent à des chambres. Celle de gauche à celle de
Mademoiselle Perle, et celle de droite à celle de Mademoiselle
Marie, enfin, l'autre Mademoiselle Marie. Vous ne les connaissez pas,
ces dames ? Ah !... Mais après tout, peut-être que ça
vaut mieux pour vous.
Si
vous continuez à avancer (et vous le ferez, tôt ou tard), vous
arriverez, au bout d'un temps variable et d'un nombre de pas qui
l'est tout autant (quoique pas forcément dans le même sens) au
niveau de deux autres portes, parfaitement en face l'une de l’autre
et en tous points semblables à celles que vous avez dépassées tout
à l'heure. Ce sont les chambres d'amis.
Êtes-vous
des amis de ceux qui habitent là ?
Peut-être,
après tout, au moins d'une certaine façon. Ce qui est certain,
c'est que vous ne savez pas encore quand vous ouvrirez l'une de ces
portes, ni ce que vous trouverez derrière. Auparavant, vous vous
serez demandé longtemps s'il vaut mieux que vous tentiez votre
chance avec celle de droite ou avec celle de gauche. Et, alors
que vous serez en train de vous questionner ainsi, il est possible
(cela arrive, oui, de temps en temps, et même assez souvent quand
j'y pense), il est possible que l'une ou l'autre des poignées tourne
toute seule et que l'une des portes s’entrebâille.
Alors
vous n'aurez plus besoin d'hésiter, vous n'aurez plus à choisir. Ce
sera une question réglée.
Mais
si vous continuez, vous trouverez plus loin, bien plus loin (enfin
certains jours , d'autres fois ce sera presque tout de suite), deux
autres portes. Les dernières du couloir. Pareilles aux autres et
bien en face l'une de l'autre.
À
droite, c'est la porte du débarras. Du vieux débarras, si froid
l'hiver et si chaud l'été ; ou parfois l'inverse, car les
saisons de l'intérieur de la maison ne tombent pas toujours en même
temps que celles de dehors. Et elles sont bien plus nombreuses que
quatre. Ou même que six, si on compte aussi la saison sèche et la
saison des pluies. Mais ça, vous aurez bien le temps de vous en
rendre compte. Que vous vous y habituiez est moins sûr.
Dans
le débarras, il y a des tas de choses. Ceux qui habitent là n'y
entrent jamais. À part pour y rajouter quelque chose. Ceux qui
habitent là ne veulent pas voir tous ces objets encombrants, tous
ces objets oubliés, toutes ces choses de jadis, ces choses cassées,
écornées, poussiéreuses, abîmées, dont ils ne se sont jamais
défaits mais dont ils ne pourraient plus supporter la vue. Dedans,
il y a des tas d'objets dont vous ignorez le nom. Et la fonction.
D'autres dont vous croyez connaître le nom et l'usage, mais qui ne
sont pas du tout, mais alors pas du tout ce que vous croyez qu'ils
sont. Et qui ne servent pas du tout à la même chose que là d'où
vous venez. D'ailleurs, vous préférez ne pas savoir à quoi ils
servent.
Ceux
qui habitent là ne retirent presque jamais rien du débarras. Mais
vous savez comme c'est, les choses, ça va et ça vient, ça circule
dans et hors des murs, ça fait sa petite vie.
Ah,
j’allais oublier ! Il y a des gens aussi, dans le débarras.
En tout cas des choses vivantes. Et puis des choses qui ont été
vivantes et ne le sont plus. Enfin, plus pour le moment.
Je
vous parlais de la fenêtre, tout à l'heure. De la fenêtre tout au
bout du corridor. Eh bien, nous y voilà.
Quand
on est devant, on s’aperçoit qu'elle n'est pas petite du tout. Non
non, c'est une grande et belle et joyeuse fenêtre, au chambranle de
beau bois brun roux, doux sous les doigts, aux vitres claires et
brillantes. Elle est orientée au sud-sud-est et donne sur les
collines, des collines très basses couvertes de prairies. On y voit
serpenter le chemin qui mène au hameau prochain, mais on ne voit pas
le hameau : il est derrière le premier épaulement. Au sommet
des collines, des bois de feuillus. Tout au loin, l'ombre bleue des
montagnes.
C'est
la campagne, c'est beau. Vous voudriez bien y être. Vous regardez.
Vous admirez. Vous avez l'impression que contempler la beauté du
monde extérieur (enfin, de ce que vous pouvez voir du monde
extérieur) vous fera patienter. Que vous allez pouvoir tenir comme
ça des heures, des jours même. Vous ne voulez plus vous retourner,
tourner le dos à la fenêtre ni voir le couloir. Non, vous voulez
rester là, face au jour, tout le temps, guettant le passage de
quelqu'un sur le chemin, d'un chien, d'un chat, d'un oiseau au moins.
Mais
voilà, il ne fait pas toujours jour. La nuit tombe, de temps en
temps. Parfois elle est pleine d'étoiles et de lune claire et c'est
un émerveillement, mais d'autres fois elle est noire, obscure,
insondable. Et tandis que vous chercherez quand même à percer les
ténèbres extérieures du regard, vous entendrez un bruit derrière
vous. Dans le couloir. Un froufrou, un soupir, un murmure. Ou un
gémissement. Alors vous vous retournerez sans même vous en rendre
compte et vous contemplerez une fois encore le couloir, vide. Un
autre soir, une autre nuit, alors que vous vous appliquerez à garder
les yeux rivés sur le dehors, vous croirez entendre un rire. Vous
sursauterez, et, glacé, vous ferez face à l'inconnu. Mais il n'y
aura rien dans le couloir vide, malgré que vous aurez cru entrevoir
un mouvement fugace à l'autre bout. D'autres nuits vous entendrez
une conversation animée, que vous ne comprendrez pas. Ou une
dispute. Ou bien la télévision ou la radio, mais vous ne saisirez
pas le moindre mot de l’émission. Une autre fois ce sera un air de
piano, de violon ou de flûte. Un air nostalgique, un peu triste mais
serein, séduisant et inquiétant, un air qu'il vous semble bien
connaître mais que pourtant vous n'avez jamais entendu. Un air sans
nom, un air qui glisse, un air que vous ne pourrez jamais vous
rappeler. Et vous serez content de ne pas pouvoir vous le rappeler,
parce que l'entendre vous cause une peine infinie.
Bien
sûr vous allez essayer de redescendre par l’escalier. Vous savez,
l’escalier par lequel vous êtes arrivé. Alors vous reviendrez sur
vos pas, en courant, et le trajet sera long, bien plus qu'à l'aller.
Quand vous arriverez enfin en face du carré en cul-de-sac qui ne
sert à rien, vous regardez à votre gauche car c'est par là que
vous êtes venu, il y a déjà si longtemps.
Mais
il n'y aura pas d’escalier. Ni d'échelle, ni d'ascenseur, ni de
trou ni de palier ni de porte ni de fenêtre.
Rien
que le mur.
Craignant
pour votre raison vous le chercherez, cet escalier, tout au long du
couloir. Mais le couloir ne présente que ses six portes, et la
fenêtre tout au bout, au sud-sud-est.
Alors
vous voudrez l'ouvrir, cette fenêtre, pour sauter dehors même si
c'est bien haut pour un étage, étonnamment haut. Il était si long
que ça cet escalier quand vous êtes monté ? Essayez de vous
rappeler... Mais c’était il y a si longtemps. Vous ne saurez plus.
En tout cas c'est bien trop haut pour sauter ! Mais vous voudrez
quand même. Car si vous mourez en sautant, eh bien au moins vous
mourrez dehors.
Mais
vous ne l'ouvrirez pas, la fenêtre. Malgré que ses gonds sont bien
huilés et son châssis flambant neuf, elle ne s'ouvre pas.
Alors
vous essaierez de casser un carreau pour passer à travers, ou au
moins pour appeler à votre secours quelqu’un qui passerait dehors.
Mais ces carreaux-là, il ne se brisent pas. Vous aurez beau taper et
cogner et chercher un objet dans vos poches qui vous soit de quelque
utilité, un couteau, votre téléphone (depuis si longtemps déchargé
et qui n'a jamais capté, dans cette maison sans prises
d'électricité, le moindre réseau), vous aurez beau utiliser vos
chaussures comme des marteaux, rien n'y fera.
Ah,
vous avez pensé aussi à utiliser la table qui se trouve dans le
cul-de-sac à l'autre extrémité du couloir ? Pour fracasser la
fenêtre ? Ou pour monter dessus et atteindre, juché dessus,
sur la pointe des pieds, les fils électriques qui alimentent les
lampes qui pendent du plafond ? Êtes-vous sûr que ces lampes
soient alimentées par des fils électriques? Vous le supposez, mais
saurez-vous jamais si c'est bien le cas ? De toute façon vous
n’êtes pas parvenu à la faire bouger de l'épaisseur d'une
demi-feuille de tabac à rouler, cette table. Vous avez cherché
quels fichus clous ou quel système de vis la fixent au sol, mais
vous n'avez rien trouvé.
C'est
que j'avais omis de vous signaler, au début de notre visite, que
cette table est inamovible, inébranlable et tout à fait
indéplaçable. C'est comme ça.
Alors
vous resterez là pendant de longs moments, collé à la fenêtre, le
dos tourné au couloir bien que vous sentiez des choses derrière
vous, des souffles, qui vous donnent des frissons et des crampes.
Vous ne vous appuierez pas au mur, il vous semble toujours suspect,
grouillant. Et là, face au jour, vous guetterez un passant
au-dehors. Car des gens passent ! Pas souvent mais cela arrive.
Le facteur parfois, ou un cycliste, une bande de randonneurs, un
groupe d'enfants... Il arrive même qu'ils lèvent les yeux vers
vous, vers la fenêtre dans le pignon de la maison. Mais ils ne vous
voient jamais. Vous avez beau vous agiter, faire de signes, crier à
travers les carreaux de votre voix qui ulule et que vous ne
reconnaissez pas et qui vous fait peur, ils ne vous voient pas. Vous
n’êtes même pas sûr qu'ils voient la maison : le bâti
n'arrête pas leurs regards, il n'existe pas pour eux. Ils suivent
des yeux le vol d'un oiseau ou le trajet d'un petit aéroplane
au-delà de la maison, derrière. Dans le ciel grand ouvert devant
eux, sans obstacle. Vous l'entendez voler ce petit avion, mais vous
vous ne le voyez pas.
Alors
au bout de plus ou moins de temps, de plus ou moins d’heures ou de
jours ou de semaines (je vous rassure, vous n'aurez pas faim, ni
soif, ni sommeil ni rien qui vous rappelle que vous avez, pourtant,
un corps), au bout de bien des essais et longtemps de réflexion,
vous pousserez une porte, ou une autre. Si l'une s'ouvre, c'est
qu'elle l'aura voulu. Et peut-être le regretterez-vous. Mais avant
que l'une des portes dont je vous ai parlé (celle de la chambre de
Mademoiselle Perle, celle de la chambre de l'autre Mademoiselle
Marie, celle de la chambre d'amis de droite, celle de la chambre
d'amis de gauche, ou celle du débarras), ne veuille bien s'ouvrir,
et bien je suis sûr que c'est la sixième porte, celle dont je ne
vous ai pas encore parlé, qui pivotera sur ses gonds.
Cette
porte-là, elle ouvre sur un escalier.
Oh,
mais vous le connaissez, cet escalier ! Vous en avez monté un
tout semblable ! Rappelez-vous : c'est par un tout pareil
que vous êtes arrivé ici.
Cet
escalier-là monte d'un étage. Il débouche sur un corridor. Lequel
s'étend sur la droite seulement : à votre gauche vous ne
trouverez qu'un cul-de-sac, espace carré, borgne, qui ne sert à
rien. À terre, sur le plancher en bois poli, un tapis rond fait de
corde tressée. Sur le tapis, une petite table ronde avec rien du
tout dessus. Il n'y a pas d'autre meuble, même pas de chaises...
Sarah PIERRE-LOUIS
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