LA TOUR
C'est au tout début du mois d'Ops que
Corindon fut amené à Ultegarde, bringuebalé au fond d'une carriole
fermée en compagnie du vieux Spodumène, son maître en écritures
et savoir. Il était furieux d'être traité comme un petit enfant et
de n’avoir pas le droit de chevaucher, mais ses frères, Aragon le
Noble et Goethon le Cadet, étaient demeurés inflexibles. Ils
avaient même fait fixer des volets aux fenêtres de la carriole, et
comme le petit convoi ne faisait halte qu'à la nuit Corindon ne vit
rien du pays traversé pendant les quelques jours que dura leur
voyage. Il s'ennuya ferme malgré que Spodumène essayât de le
distraire utilement en lui racontant des histoires édifiantes et
qu'il donnait pour authentiques.
Dès le lendemain de leur arrivée
Corindon mit à profit les premières heures du jour, pendant
lesquelles personne n'exigeait rien de lui, pour explorer le vieux
fort. Il s'éveillait toujours tôt, bien avant l'heure des leçons.
Quand il avait avalé son brouet aux cuisines, où Solfène le
tolérait à présent, il avait champ libre.
Mais il eut vite exploré tous les
coins et recoins de la citadelle. Même pour un petit garçon de neuf
ans elle n'était pas si grande que ça. Rien à voir avec
Tour-les-Roses. Et on ne pouvait pas sortir en-dehors de la chemise.
Ça lui faisait envie souvent, de sortir, de pouvoir aller au-delà
de la grande porte barricadée de fer, ou des plus petites, qu'on
avait murées. Ça lui faisait envie, même s'il savait qu'alentour
ne se trouvaient ni forêts, ni villages, ni étangs. Il était
enfermé dans la cour, vaste sans doute mais sans horizon. Il s’était
vite lassé de voir les hommes manœuvrer et tâcher de se maintenir
en état. C'était toujours pareil et puis ce n’était pas assez
animé : trop peu nombreux, pas assez d’entrain.
Mais ce qui l'attristait le plus
c'était qu'il n'y avait ici aucun enfant avec qui il aurait pu
jouer, et c'est surtout à cause de ça qu'il regrettait
Tour-les-Roses. Bien sûr il savait que là-bas le château était
désormais encore plus vide qu'Ultegarde, puisque tous ceux qui y
habitaient naguère en était partis, partis des jours et de jours
avant eux, et on ne savait même pas au juste pour où. Ou morts,
comme Dortème, le maître d'armes de Corindon, et bien d'autres.
Quand eux-mêmes, les derniers habitants de Tour-les-Roses, (c'est à
dire Corindon lui-même, Spodumène, Solfène la cuisinière et
Bertyne la fille de cuisine, et bien sûr Aragon son frère aîné,
un homme fait, et Goethon le puîné de leurs parents défunts)
avaient enfin pris la route, ils avaient laissé derrière eux un
château parfaitement vide, en-dehors peut-être de quelque chat ou
de quelque volaille attardée. Alors s'il y était resté il se
serait trouvé encore plus esseulé qu'ici, où vivaient encore
presque une quinzaine de personnes : eux six, et la poignée de
soldats qu'ils avaient trouvés encore sur place. Pyrène au visage
osseux en assurait le commandement. Son lieutenant, Starène, était
devenu le nouveau maître d'armes de Corindon.
Le matin le petit garçon n'avait donc
rien à faire, ou pas grand-chose. Il avait bien feuilleté
quelques-uns des livres de la bibliothèque désertée, mais ils
traitaient tous de questions militaires, de stratégie et de l'art de
mener les armées : il les trouvait compliqués et ennuyeux.
Solfène le chassait des cuisines dès qu'il avait fini son écuelle,
décrétant qu'un jeune seigneur n'a pas à traîner dans les
communs, et puis qu'il les gênait dans leur travail, elle et
Bertyne. Il serait bien allé aux écuries, mais les soldats en avait
chassé les derniers chevaux sur l'ordre des jeunes seigneurs. Tous
les chevaux, les leurs comme ceux des frères de Corindon et ceux qui
avaient tiré les carrioles quand ils étaient venus. À grands cris
et en lançant dans leur direction des branches enflammées. Corindon
en avait été tout retourné ; il avait dû faire des efforts
pour paraître calme et ne pas pleurer. Après, les hommes revenus
avaient fermé les lourdes portes de l’enceinte et les avaient
barrées de métal et de grandes planches qu'ils avaient clouées.
Ils avaient fait la même chose avec la porte de la chemise. Les
coups de masse avaient résonné autant dans la tête de Corindon que
dans la cour à présent hermétiquement close.
Des écuries sans chevaux, c'est
triste. Corindon jugeait insensée et incompréhensible cette
décision de demeurer désormais sans montures. Quand il avait
demandé à Goethon pourquoi ils avaient agi ainsi, le jeune homme
avait seulement déclaré que parfois il faut prendre des décisions
difficiles. Et que de toute façon c’était mieux pour les chevaux.
Le garçon n'en avait rien tiré d'autre. Il avait demandé à
Spodumène, puis à Starène, mais l'un comme l'autre avaient déclaré
que si ses frères ne lui avaient pas donné d'explications ils ne
sauraient le faire, eux. Et Corindon s'abstint de poser la question
au sévère Aragon.
Donc le garçon passa quelques matinées
à tourner, retourner et s'ennuyer. Et puis il trouva l’escalier
qui menait à la tour, la plus haute
des tours, celle qui s'élève tout près du mur nord de l'enceinte.
Il monta, bien sûr.
La tour était dépourvue de toit.
L'escalier en colimaçon émergeait directement sur une terrasse de
pierre grise. Au sud on voyait la cour, anciennement pavée mais
quelque peu herbeuse à présent. Les soldats s’agitaient dessus,
ridiculement petits. Au nord, à l'est et à l'ouest, la plaine. De
hautes herbes la couvraient à présent, ne laissant apparaître des
champs, autrefois mosaïque, que des semblants de limites, traces
plus sombres délimitant sans utilité des rectangles et des trapèzes
également envahis de plantes drues. Le village le plus proche et les
fermes environnantes faisaient des amas gris sur tout ce vert. Aucun
relief n’arrêtait le regard, aucune haute bâtisse, rien d’autre
que cette mer sous le vent, jusqu'aux lointains horizons brumeux.
Au-dessus de la cour, au-dessus de la
plaine et au-dessus de la tête de Corindon, le ciel. Le garçon
remplit ses poumons de l'air encore frais du matin et s'aperçut que
c’était ça qui lui avait manqué, depuis leur arrivée :
l'air.
Il monta alors chaque matin, très tôt
pour avoir sa dose d’espace et d'air avant d'être enfermé de
nouveau pour toute la journée. Il regardait le ciel blanchir, puis
devenir doré quand le soleil émergeait au-dessus de l'horizon,
avant de se teinter d'un beau bleu pâle, bleu fleur de lin. À
l'ouest les dernières étoiles s’étaient éteintes. Puis le bleu
du ciel se faisait plus intense, et Corindon s'étendait sur la
pierre et regardait au-dessus de lui tourner les grands gypaètes.
Il restait là des heures. Jusqu'à ce
que le vieux Spodumène vienne, maugréant et soufflant, le déloger
de son refuge de pierre pour les leçons du jour. Et alors qu'il
étudiait l'écriture et la calligraphie, l'histoire des familles
anciennes et l'héraldique, il pensait au ciel là-haut, au vent
au-dessus de la plaine et aux grands oiseaux voiliers libres
au-dessus d'eux.
Le mois d'Ops était passé à présent,
et celui Téchoup bien entamé. Corindon, qui devait inscrire chaque
jour la marche du temps d'un trait de plume sur le calendrier
construit par Spodumène au revers d'un vieux parchemin, s'était
étonné qu'Ops se termine sans que la Fête des Moissons ait lieu et
même sans que personne en parle. Le vieux maître avait déclaré
que sans moissons il n'y a pas de fête. Quand Corindon avait demandé
pourquoi on appelait Téchoup le mois des pluies alors que le temps
était au moins aussi sec qu'avant qu'ils partent de Tour-les-Roses,
Spodumène avait expliqué que sans nuages il ne peut y avoir de
pluie.
Et voilà qu'un matin l'aurore parut à
Corindon plus jaune que dorée. Une odeur de poussière lui piqua le
nez. Les herbes avaient séché sur la plaine : c'était leur
odeur, sans doute. Le ciel vira au vert avant de bleuir, et l’odeur
persista, tenace. Au bout d'un moment Corindon n'y fit plus
attention, mais Spodumène venu le chercher plissa le nez et inspecta
alentour. La prairie avait pris la couleur du bronze ; elle
bruissait sous le vent d'est. Spodumène secoua la tête en
marmonnant avant de faire demi-tour et Corindon dut se hâter à sa
suite.
Les jours suivants l’odeur se fit
plus forte. Les herbes cliquetaient sous le vent sec, et Corindon vit
les grands gypaètes le suivre, dérivant vers l'ouest. Des oiseaux
plus petits, aux ailes aiguës et au vol agité, les avaient
remplacés.
Il semblait au garçon que son temps de
solitude et de liberté allait rétrécissant de jour en jour, que
chaque jour Spodumène venait le chercher un peu plus tôt. Il est
vrai qu'il lui arrivait de s'assoupir, allongé sur la pierre, rêvant
de jardins verts et de fontaines. L'arrivée du vieux maître
ramenait le dormeur dans un présent qu'il ne reconnaissait pas tout
de suite.
Un matin lorsque Spodumène le tira de
ses songes le ciel n'avait pas encore déjauni. Pourtant le soleil
était déjà haut, et Spodumène déclara qu'ils étaient en retard
pour les leçons. Du sable crissait sous leurs pas quand ils
rejoignirent l’escalier et l'intérieur de la bâtisse.
Corindon ne put pas voir le ciel
devenir bleu ce jour-là car les hautes fenêtres de l'aile ouest, la
seule habitée à présent, demeurèrent occultées toute la
journée : on avait tiré devant elles les lourds rideaux
cramoisis, tâches de sang sur les murs blêmes.
Le lendemain Corindon demeura toute la
journée en haut de la tour : il semblait que Spodumène l’eût
oublié. Vers midi la faim le réveilla. Il s'assit et secoua le
sable jaune qui s'était posé sur sur lui. Il se leva mais se sentit
trop engourdi pour descendre chercher quelque pitance. Il s’approcha
du parapet. Ses pieds s’enfonçaient dans le sable qui recouvrait
la pierre. Il en avait plein les cheveux. Les grains brillants
tombaient du ciel sans hâte et sans bruit. Appuyé à un créneau,
la main en visière, l'enfant resta à se demander ce qui se
passerait si personne ne venait plus jamais le chercher. Est-ce
qu'il deviendrait aussi sec, aussi jaune et couvert de sable que la
plaine là en-bas et tout autour ? On ne voyait presque plus
l'herbe ; seules quelques hautes tiges émergeaient encore d'une
mer de sable à peine vallonnée.
Et puis cette pensée s'envola aussi
haut et aussi loin que les grands oiseaux voiliers qui étaient
partis vers l’ouest et qu'on ne voyait plus. Il se rendormit. Le
sable était doux.
Spodumène ne monta pas ce jour-là.
C'est Goethon qui le secoua et le fit se lever de sous sa couverture
de sable. Les grains étaient devenus nombreux, plus rapides, et dans
leur course venteuse ils piquaient la peau à travers les vêtements.
Une ombre jaune s’étendait sur la terre. On ne voyait plus du
soleil qu'une lueur floue, encore haute au-dessus de l'horizon ouest
et qui transparaissait derrière le ciel comme une torche à travers
un tissu safran. La musique sifflante des vents enflait et puis il y
eut des craquements. Goethon cria quelque chose à Corindon mais
l'enfant n'entendit pas à cause du vacarme qui enflait autour d'eux.
Mais déjà le jeune homme l'entraînait vers l'escalier. Avant
qu'ils ne s'y engouffrent, le garçon réussit à échapper un
instant à la grande main ferme et à jeter un coup d’œil en
arrière : le ciel morcelé se détachait par grands morceaux
jaunes, par plaques qui s’abattaient vers la terre en tournoyant,
et chacune dans sa chute était l'une des voix du vent.
Goethon le rattrapa juste avant qu'il
ne s'envole.
Dans l'escalier on était un peu à
l'abri du fracas, du souffle et des piqûres du sable, mais même
dans les couloirs et les salles du rez-de-chaussée un peu de
l'agitation du dehors restait perceptible. Il faisait sombre, les
fenêtres demeuraient aveuglées par les rideaux tirés.
Ils retrouvèrent tous les autres dans
les cuisines. Tous, même Pyrène et Starène, même Aragon. Chacun
tenait une torche, qui trouait assez l'obscurité pour que Corindon
puisse voir dans l'âtre le sable accumulé en un cône dont les
bases s'étalaient et rampaient sur le sol, et les visages las et
tristes, teintés d’ocre par la lumière avare. Tous étaient
chargés de ballots. Les hommes portaient leurs épées au côté et
des arcs ou des haches fixés sur leurs dos, sauf Spodumène,
encombré de rouleaux de parchemins. Aragon et Pyrène, penchés
au-dessus de la table, parlaient à voix basse. Il se redressèrent à
l'arrivée de l'enfant et du jeune homme ; Aragon enroula la
carte qu'ils venaient d’étudier. On poussa Corindon vers la porte
des caves. Aragon descendait déjà, suivi de Starène et Goethon.
Solfène prit Corindon par la main et tous les autres suivirent.
Corindon entendit claquer la porte derrière eux.
C'est dans le même ordre qu'ils
pénétrèrent dans l'escalier sous les caves, celui qui ouvre par
une trappe. Lorsqu'ils furent tous passés, l'épais volet de bois
s'abattit au-dessus de leurs têtes avec un grand bruit.
C'est ainsi qu'ils s'enfoncèrent dans
les entrailles de la terre.
Corindon ne revit jamais Ultegarde, par
la suite.
Sarah PIERRE-LOUIS, juillet
2013.
Commentaires
Enregistrer un commentaire