EXPERTISE
Xerv-312
effleura de la main un des composants de l'objet. Sous ses doigts
c'était lisse, et presque chaud. Non, pas chaud... mais moins froid
que ce à quoi il s'était attendu. Ce qu'il touchait n’était ni
du verre ni du métal, ni aucun polymère dont il ait jamais entendu
parler. Pourtant il était presque sûr que cette chose était un
artefact.
Il
travaillait depuis assez longtemps au Service d’Expertise des
Objets Aliens pour n'avoir pour ainsi dire aucun doute à ce sujet.
Son cerveau avait enregistré assez de confrontations entre ses
propres données sensorielles et les données des appareils
d'Imagerie, de Datation et d'Exploration Physico-Chimique Non
Vulnérante (IDE) pour cela. Il aurait même pu détricoter ses
cheminements neuro-cognitifs pour se les rendre conscients afin de
pouvoir établir un Rapport Argumenté d'Urgence, si on le lui avait
demandé. Il lui était déjà arrivé de le faire, et ses taux de
réussite avaient varié pour chaque objet de 0,6787 à 0,9264, selon
les vérifications tombées de l'IDE a posteriori. Pas 1, c'est sûr,
mais lui il était capable de donner un avis en une fraction d'heure,
comprise entre 0,1 et 0,80, alors qu'il arrivait à l'IDE de ne
cracher ses certitudes qu'au bout de plusieurs jours universels. E ça
de temps en temps ça faisait une sacrée différence, quand il
s'agissait de décider entre l'attaque et l'attente, la défense ou
la fuite, ou simplement entre la destruction et la conservation de
l'échantillon alien recueilli. C'était même ce qui lui avait valu
d’être toujours en Service Avancé, à près de cent cinquante
ans, alors qu'il aurait pu être rapatrié sur Gaïa 9 depuis déjà
plusieurs dizaines d'années et rejoindre tant de ses jeunes
collègues, moins talentueux que lui et qui, en conséquence, se la
coulaient douce dans les brillants laboratoires non embarqués. Alors
que lui, bien loin de la neuvième planète artificielle, sa planète
natale, sur laquelle il avait été embryonné et couvé, continuait
à voyager aux marches de l'Union Humaine, aidant à expertiser les
mondes naturels et à évaluer leurs ressources en minéraux et en
énergie, et leur dangerosité.
Xerv-312
s'étira et, d'un léger impact porté de la pointe de son pied droit
sur le sol lisse, s'éloigna de quelques dizaines de centimètres de
l'objet qu'il était en train d'étudier. Son sédéchamp recula et
se détendit d’autant, n'opposant aucune autre résistance aux
mouvements de son grand corps de trois cents kilos que celle qui
assurait à son occupant un confort dont il n'avait jamais vraiment
pris conscience. Devant lui, l'objet à expertiser tournait lentement
sur lui-même, soutenu à quelque soixante-dix de centimètres du sol
par le paillachamp.
Cet
objet, un drone de sondage semi-aléatoire l'avait ramené du monde
rocheux autour duquel la station était en orbite depuis déjà trois
mois universels. Une petite planète de même pas quinze milles
kilomètres de diamètre et qui gravitait à quelque 150 millions de
kilomètres de son soleil, avec une période d'une année
universelle. Une naine jaune plutôt minable. L'objet avait été
trouvé au milieu d'un amas d’éléments minéraux d'allure
artefactuelle fortement érodés, implantés dans le sol même de la
planète. Le drone avait choisi cet objet parmi d'autres d’aspect
très semblable mais dont les éléments constitutifs étaient moins
nombreux ou plus courts, probablement davantage altérés par le
temps, les aléas de surface ou allez savoir quoi d'autre.
OK,
va pour un artefact. Ça n'était pas vivant, ça ne l'avait jamais
été.
Quoique...
Il
en aurait juré, il y avait bien eu quelque chose de
vivant dans cet objet. Il en était aussi sûr que du fait qu'il
s'agissait d'un objet fabriqué. Ce qui était bien sûr absurde :
soit l'objet n'avait pas été fabriqué et ça avait été un être
vivant, quoi qu'il eût été,
soit il avait été fabriqué et alors il n'avait pas été vivant,
point barre. Car qui, ô Grands Dieux, qui irait fabriquer un objet
avec des choses vivantes ? Personne ne pouvait sérieusement
envisager une chose pareille. Ou alors autant croire tout de suite à
ces vieilles histoires d’humanoïdes très très primitifs qui
utilisaient des végétaux entremêlés ou même la peau d'autres
animaux pour se vêtir, ou façonnaient des écrans avec de la terre
ou des feuilles d'arbre : non, ça, il faudrait être idiot, ou
fou, pour le croire.
D'ailleurs,
Xerv-312 ne voyait pas vraiment à quelles représentations mentales
des termes comme « des écrans faits de terre et de feuilles »
pouvaient correspondre pour les Sceptiques. Pour commencer, comment
une chose par essence non matérielle aurait-elle bien pu être issue
d'éléments matériels ?
Certains
des Sceptiques avançaient même que leurs lointains ancêtres
s’étaient tenus en position debout sur leurs pieds sans l'aide
d'aucun champ de force : ni sédachamp ni même parachute
antigravitationnel ! Et pourquoi pas assis ou couchés sur des
objets matériels ? En voilà une imagination fertile !
Arrivé
à ce stade de ses divagations Xerv-312 se secoua et décida qu'il
avait assez perdu de temps avec ces rêveries. Et puis ça
l'attristait, ça lui rappelait Merv 236, pour laquelle il avait eu
un si fort attachement, et à laquelle il avait dû renoncer quand il
s'était aperçu qu'elle appartenait la Secte des Retours. Qu'une
personne aussi fine, aussi congnisciente et, d'après ce qu'il avait
cru en deviner, aussi stable sur le plan neuro-membranaire que la
belle Merv-236 ait pu se laisser embarquer par un mouvement de pensée
à la fois aussi délirant et aussi dangereux socialement, ça
demeurait un mystère complet pour lui. Toujours est-il que, quand
elle avait commencé à lui confier qu'elle pensait aussi défendable
que n’importe quelle autre théorie celle qui supposait que des
protohumains, êtres presque sentients et dont ils descendraient tous
(en voilà encore une belle théorie !) avaient pu vivre, ou plutôt
survivre, sur des mondes naturels, en en exploitant ce qui s'y
trouvait, êtres vivants comme minéraux, alors un froid terrible
s’était glissé dans son cœur.
« Un
froid terrible s'est glissé dans mon cœur... » se répéta-t-il
avec un frisson. C'était une expression idiote, mais elle lui
plaisait et il la trouvait, d'une façon irrationnelle, parfaitement
appropriée à ce qu'il avait ressenti alors. Oui, ça avait été un
choc, et il avait dû passer au repassage neurorofibrillaire. Deux
fois, même. Et pourtant voilà qu’aujourd’hui, devant ce
semblant de parallélépipède même pas parallélépipède, ce
montage de tiges un peu courbes, dont quatre accolées à une section
de plan, en un matériau qui avait peut-être été vivant, il
repensait à Merv-236...
Il
avait appris qu'elle s’était embarquée sur un vaisseau dissident.
Elle avait choisi d'accompagner ces fous dans leur quête irraisonnée
vers un monde qu'ils déclaraient habitable et sur lequel ils
comptaient, ces pauvres insensés, pouvoir un jour aborder et,
croyez-le ou pas, survivre aussi bien que leurs supposés
préhominiens. Elle avait donc choisi la mort, l'errance éternelle
dans les espaces intersidéraux ou une fin pitoyable sur une planète
non seulement naturelle mais en plus sans aménagements.
Xerv-312 passa sa
main sur son front, comme s'il avait pu chasser ainsi de ses pensées
tout souvenir de sa folle amie. Sa main était blanche et longue, et
ses doigts, à quatre phalanges, déliés et doux sur son grand front
bombé. Il se redressa, passa de la position assise à la position
debout, toujours soutenu par son sédachamp, dont il diminua la
puissance : il allait faire un peu d’exercice, marcher en
soutien amoindri, voire en piscine : il fallait parfois savoir
se jeter à l'eau et abandonner pour un moment son doux cocon de
force ! Il avait remarqué qu'il se sentait mieux après un
moment de sport ; certes ce n’était pas facile de maintenir
en position verticale toute la masse de son corps, de faire confiance
à ses muscles grêles sertis sur une ossature semi-cartilagineuse,
de garder son équilibre au-dessus de la dérisoire surface de ses
pieds. Mais ensuite quel bien-être dans la moindre fibre de son
organisme ! Et puis toutes les pensées devenaient légères,
les problèmes non résolus sans importance, le moindre souci envolé.
Et tout ça sans recours au moindre apport chimique extérieur ni
même à la plus légère pulvérisation énergétique neuronale.
Mais contre les doutes, était-ce aussi efficace ?
Xerv-312
se dirigea vers la zone d'auto-ressourcement de la station. Il allait
demander sa mutation sur Gäia 9. Il ne voulait plus étudier des
choses récupérées au hasard sur des planètes naturelles ou de
vieux vaisseaux antiques.
Sur
le paillachamp, la vieille chaise tournait toujours, d'un mouvement
uniforme.
Sarah
PIERRE-LOUIS.
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